Un souvenir Cambrésien
Extrait de "L'étendard de Jeanne d'Arc de Cambrai", trait d'union des Anciennes Elèves, en date de décembre 1938
Au pensionnat des Demoiselles Peinte.
Sophie... ou la leçon de beau langage
Souvenir d'enfance inédit, de Louise Hatté
"A mes anciennes compagnes de classe, je dédie ce souvenir. Puissent-elles y retrouver leur jeunesse."
La pension où je fus élevée... je n'ai qu'à fermer les yeux pour la revoir, pour en franchir le seuil, en pousser la lourde porte et entendre le grincement de la petite poulie qui lui servait de "blumt" pour y trouver enfin chaque chose à sa place.
C'était rue de l'Epée, tout à côté du musée, que s'élevait alors une grande maison d'aspect triste et quelque peu délabrée où, sur la façade, on lisait "Pensionnat de Demoiselles", puis, au dessous, "Mesdemoiselles Peinte".
Elles étaient trois soeurs. Sous ses bandeaux noirs et plats, Mademoiselle Clémence, l'aînée, avait grand air. Elle portait des lunettes: été comme hiver, une palatine de fausse fourrure recouvrait ses frileuses épaules. Les élèves l'appelaient "La Supérieure". Elle dirigeait la classe des grandes.
La seconde, l'angélique Mademoiselle Victorine dont la santé délicate préoccupait les deux autres, auxquelles elle devait cependant survivre, instruisait les moyennes et préparait les enfants au catéchisme.
Trois institutrices étrangères: Mesdemoiselles Blanche, Jeanne et Louise, se partageaient les cours ou dirigeaient les petites classes.
La troisième des Demoiselles peinte, la vive et turbulente Elise trottait, toute menue, au long du jour, les yeux bleu de lin, les joues vermillonnées, sous son bonnet noir aux brides volantes, dans cette grande maison qu'elle surveillait de la cuisine aux dortoirs, surgissant toujours là où on ne l'attendait pas.
Elle y était aidée par une espèce de gendarme en jupon qui avait nom Sophie, cuisinière en chef de l'établissement: gaillarde au verbe haut, au langage pittoresque, au geste prompt, menant tambour battant le bataillon de petites bonnes à tout faire qui l'assistaient dans sa besogne ou servaient de femmes de chambre.
Mais là ne s'arrêtaient pas les attributions de Sophie dont le dévouement à "ses demoiselles" était souvent touchant, parfois encombrant, voire compromettant pour le bon renom de la maison d'éducation.
De son fourneau où elle paraissait absorbée par ses casseroles, elle ne perdait rien de ce qui se passait dans la grande cour à l’heure où les enfants prenaient leurs ébats. L’une d’elles, emportée par l’ardeur du jeu, s’égarait-elle dans les plates-bandes ? Une de ces polissonnes avait-elle imaginé quelque bonne farce qu’elle s’apprêtait à exécuter ? Sophie, armée de son tisonnier (rapport aux cheminées qui ne tiraient pas), Sophie, comme un grand diable, surgissait de sa cuisine, cueillait par le bras la délinquante et l’amenait devant la Supérieure.
-Et pis, c’te fois, Mamzelle Clémence, faut la punir, c’te tiote, s’écriait-elle, c’est trop de mauvaiseté. Si vous n’y prenez pas garde, « vos brebis », comme vous les appelez, elles vous mangeront la laine sur dos.
Sophie cultivait les à-peu-près. Témoin, ce proverbe mal entendu, sans doute approprié à son propre cas et qu’elle aimait citer : « C’est vieux comme mes robes », disait-elle et de fait c’était une vérité incontestable, bien plus frappante que la vieillesse d’Hérode, qu’aucune de nous n’avait connue.
Dans cette maison d’éducation où l’on faisait de nous toutes des enfants instruites, polissées et bien élevées, on n’avait rien pu sur la nature primitive et rebelle de Sophie ; telle elle était entrée il y avait 25 ans, au service de ces demoiselles, telle elle était encore. Des générations d’élèves avaient passé, emportant toutes l’attendrissant souvenir des douces demoiselles, de la vie familiale qu’elles goûtaient auprès d’elles et celui, non moins vivace, des craintes salutaires que leur inspirait Sophie, le dragon moustachu, armé d’un tisonnier.
Les hivers du Nord, étaient alors plus rigoureux que de nos jours. J’ai gardé souvenance de l’un d’eux pendant lequel la neige demeura plus d’un mois, en plaques durcies, dans la cour de notre pensionnat.
Quelle joie pour les élèves, que de batailles à coups de boules de neiges, que de glissades pendant les récréations, malgré la défense des bonnes demoiselles.
Sophie eut fort à faire cet hiver là, mais la nuit venait tôt : aveuglée par le papillon lumineux de son bec de gaz, elle ne voyait guère ce qui se passait dehors.
Nous avions patiemment établi une glissoire, qui était une merveille du genre et tremblions de voir surgir Sophie qui, l’an passé, avec un seau d’eau chaude, avait détruit en un instant le fruit de tant de peine.
Souvent, durant le cours du soir, l’une de nous demandait la permission de sortir. Sous son tablier noir, elle dissimulait une bouteille ou une boite de fer blanc. A pas de loup, elle allait à la fontaine pour la remplir d’eau… mais la pompe se trouvait juste en face de la cuisine ; il fallait toute sorte de feintes et de ruses pour échapper au contrôle de Sophie. Courir ensuite à la glissoire, y déverser le contenu du récipient n’était plus qu’un jeu d’enfant et l’audacieuse rentrait dans la classe, les joues rosies par la course et l’émotion, avec un petit clignement d’œil malicieux qui, pour ses compagnes signifiait que l’expérience avait réussi… La gelée, pendant la nuit, faisait, de l’eau versée, un miroir et ces demoiselles s’étonnaient de l’épaisseur et de la résistance de la glace cette année.
Ce soir-là, Mlle Clémence nous entretenait du « Beau Langage ». « Les qualités qui font le beau langage, disait-elle, sont la correction, la finesse, l’esprit et la grâce, la décence et la noblesse. Ce sont aussi les rares facultés d’expression et de composition.
« Balzac, qui a rendu à la langue d’incontestables services, ne s’est pas contenté de chercher, de trouver et de sentir dans la prose une juste cadence, de choisir les mots, de les mettre à leur place, de faire pénétrer dans l’esprit la lumière de ses idées et de plaire à l’oreille par une harmonie soutenue, il a écrit quelques pages où la beauté de l’expression orne de grandes pensées… »
« Il fut le lien et le médiateur entre deux assemblées célèbres, qui ont beaucoup influé sur la littérature et le beau langage : l’Hôtel de Rambouillet et l’Académie Française. »
-Mademoiselle, puis-je sortir ? demandait hypocritement une grande fille aux nattes blondes, entortillant le coin de son tablier.
-Allez, mon enfant.
« L’Hôtel de Rambouillet fut la première institution littéraire organisée et, peut-on dire, le berceau de la société polie. C’était le rendez-vous des beaux esprits et des femmes les plus distinguées. Y être admis était un double brevet de culture intellectuelle et de décence morale. Le discrédit où sont tombées les Précieuses ridicules par Molière, ne doit pas faire oublier les services qu’elles ont rendus… Le beau langage…
Soudain la porte de la classe, s’ouvrant avec fracas, coupait le discours de Mlle Clémence…
C’était simple, essouflée, cramoisie, en fureur et le bonnet de travers.
-Mmzelle, Alles vous distent comme ça qu’c’est pour un b’soin et pis v’la c’que c’est. Brandissant une bouteille comme pièce à conviction, elle expliquait : « Alles s’in vont verser d’l’ieau sur la glissière et d’main, y in aura quéqu’une qui s’cassera la figure ou eune gimbe. »
Bruyamment, la porte se refermait… Mademoiselle Clémence s’était tue, les yeux allant, par-dessus ses lunettes, de la porte, où s’évanouissait le spectre de Sophie, à son livre ouvert sur son pupitre…
Un long silence… un soupir… puis : « Reprenons, dit-elle, la leçon de beau langage. »
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